Nuits de paresse: 04/09/07

4.09.2007

Tableau 16

Jusqu'à la dernière minute c'est encore possible, tant que tout le temps nécessaire n'a pas été entièrement dépensé, rien n'est entièrement joué. C'est ainsi qu'il pensait sur cette route, assis. Il savait qu'à tout moment, ça pouvait débouler, l'emporter, le déchiqueter, l'envoyer à des centaines de mètres de là peut-être. Mais tant que le choc n'avait pas eu lieu, il était assis, sur cette route. Il tournait le dos à la circulation, pour ne pas avoir ce dernier réflexe. Il ne voulait pas s'en sortir, sa décision avait été prise, ce devait être aujourd'hui, enfin ce soir, sur cette route. Mais il avait peur de ses réactions, il avait peur de cette idée que rien n'était joué tant que le choc n'avait pas eu lieu, qui lui imposerait de se lever et traverser définitivement. Cette idée lui semblait odieuse, remarcher vers où? pour quoi faire? pour qui? Il attendrait jusqu'à ce que le camion, la voiture, ou tout autre véhicule assez puissant pour l'emboutir définitivement, surgisse et le catapulte enfin là où il voulait être. Car il voulait être ailleurs que sur cette route, ce soir-là, mais il voulait y aller d'une certaine façon.

Tableau 15

Traverser des vies. Juste en étant là. Jeter un oeil. Se retourner ensuite. Reprendre la sienne. En garder un semblant. Un petit bout. Quelques phrases. Y repenser, parfois. En oublier assez pour s'en souvenir. Refaire des gestes vus. Vivre par procuration. Croire cela possible. Continuer d'une certaine manière. Faire sans y croire. Vouloir se remanier. Pour quel but? Pourquoi faire? Laisser couler tout ça. Se retrouver enfin. Pourquoi pas?

Tableau 14

Il était seul, perdu, perdu, il se baladait, entre les crottes de chiens, il regardait le sol, sali, sali, il chantonnait, tristement. Il avait dans la tête, des mots, des mots, qui lui parlaient d'elle, ses lèvres bougeaient, une moue, une moue, sa langue sortait, vaguement. Il leva la tête, le ciel, les nuages, il ne voyait qu'elle, elle était partout, si belle, si belle, ses yeux lui piquaient, drôlement. Il accéléra, ses pas, ses pas, il voulait la voir, il n'en pouvait plus, tant pis, tant pis, il l'avait perdue, définitivement. Une voiture passa, trop vite, trop vite, il ne la vit pas, il se fit écrasé, paf, poum, il mourut ainsi, connement.

Tableau 13

Ce n'était rien. Au début ce n'était rien. Même pas une sensation. Vraiment rien, il n'y avait rien. Il y avait moi. Seul. Là. Puis un brouillard, un brouillard de mots, de gestes, d'idées, de sensations, oui pour le coup de sensations, qui s'est installé, doucement, ça montait, imperceptiblement. C'était doux au départ, vraiment doux. Ça venait de je ne sais où. Peut-être de l'extérieur? ou peut-être de moi? mais je ne peux rien affirmer de certain. Quand ça a commencé à monter, je n'ai pas compris que ça montait. Je ressentais quelque chose de normal, quelque chose d'habituel, comme ça se passe souvent. Quelques mots échangés, quelques regards, parce qu'il y a eu des regards, mais rien de convaincant, rien d'absolu. Des touches, des touches de couleurs presque, des choses sur lesquelles aucun mot ne pouvait être mis. Lentement, ça s'est lié, c'est devenu plus important, parce qu'il y a eu des souvenirs de ce moment, parce que dans le peu d'espace entre elle et moi, j'ai eu le temps de les faire revenir, inconstruits, déliés. Quand je l'ai revue, il y avait un passé, il y avait des choses-ensemble, du reconstruit, de l'imaginé, et des sensations qui s'étaient installées dans plusieurs parties du corps, de ùon corps. Et ce que je voyais, sentais, imaginais d'elle était plus intense dans sa présence. Elle avait pris une autre forme, elle était plus qu'elle n'était, elle était elle et ce que j'avais constuit d'elle. C'est dans ce second instant que tout s'est joué, c'est cette seconde rencontre, dans mon brouillard d'elle qui m'a rejeté dans cet état de demi-éveil. Son regard était plus que cela, ses yeux était plus que cela, sa bouche était plus que cela, son odeur était plus que cela, sa peau était plus que cela. J'étais devenu moins que moi-même parce qu'elle était là.

Tableau 12

C'est un flash qui te viens comme ça. Une pigmentation de la peau du visage qui se continue en picotements à la racine des cheveux. Les oreilles qui se bouchent. Et la vue qui se trouble, surtout ça en fait, parce qu'avec ce trouble, tout paraît moins réel, et tu te dis, non! je n'ai pas pu dire ça! Et comment aurais-je pu? Je ne suis pas comme ça! Je ne me reconnais pas, vraiment pas. Ça m'a échappé, mais d'où ça a bien pu m'échapper. C'est quelqu'un d'autre qui a parlé en moi, je ne peux le penser autrement. Alors tu fais un tour des visages alentour et tu sens cette condamnation sourde qui te viens morcellée des quatre coins de ta vue. Peut-être ont-ils mal compris eux aussi? Mais, non, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, pas comme ça, laissez moi me reprendre ou bien vous expliquer. Mais elle sonne faux ta négation, parce que tu sais que tu l'as dit, tu l'as dit et tu l'as cru. Et quelques mots tu as déchiré quelque chose autour de toi, un tissu constitué de milliers de fils tissés ensemble pendant toutes ces heures. En quelques mots tu t'es dévoilé. Et tu es nu. Nu et honteux.

Tableau 11

Pourquoi pleurer? Ce n'est rien. Tu sais bien que ce n'est rien. Ce sont des choses qui arrivent. Des choses qui passent. Tu n'as pas à t'accuser de ça. C'est un peu la faute à pas de chance. Mais n'y vois pas un destin personnel. Ce n'était pas écrit quelque part. Ça pouvait arriver. Et voilà, c'est tout. Il te faudra l'oublier. Pas tout de suite, je sais bien que ce n'est pas possible. Mais plus tard. Dans quelques jours. Tu verras, sa présence se sera déjà un peu estompée. Et tu garderas en toi quelques moments. Ce seront tes moments de lui. Il vivra un peu en toi ainsi. A ta façon. Il t'inspirera, tu verras. Ne tremble pas ainsi. Ne résiste pas, laisse toi porter. Tu commences à sentir sa chaleur qui remonte? Tu vois, c'est comme ça que se construisent les souvenirs. Il faut les laisser te submerger, les laisser couler, à leur rythme. Il prend tout son espace en toi, toutes ses aspérités en toi, ce flot les remplit. Tu vois ce soupir, c'est un creux à présent plein. Il y en aura d'autres. Laisse ce flot t'envahir. Ferme les yeux et laisse le faire.

Tableau 10

J'avance ici d'un pas. Puis je m'arrête. Je regarde des deux côtés. Une mouche passe. Je suis une ligne blanche. Elle est continue. J'avance d'un nouveau pas. Je lève la tête. Un oiseau tombe. Il est mort. Mon troisième pas l'enjambe. Puis d'un quatrième pas, j'écrase une fourmi. Elle était là. Tant pis pour elle. C'est enfin un cinquième. Je m'arrête là. Je soupire. Une odeur de jasmin. Je la suis du nez. Elle m'oblige à me retourner. Je vois la fourmi, l'oiseau, mais plus de mouche. Des cinq pas, il m'en reste quatre. J'imagine le reste. Et je refais. Le quatrième et sa fourmi. Le troisième et son oiseau. Et le second que j'observe, longuement. J'ai perdu une mouche, j'ai perdu mon jasmin, j'ai perdu un pas. Et ma ligne blanche qui commence ici. Pourquoi continuer? Ma mouche a disparu, et je la pleure.

Tableau 9

On ne se parlera pas. C'est une décision qu'on a prise à deux, d'un commun accord, tacite. On ne se parlera pas parce que les mots n'ont rien à faire dans notre histoire, parce qu'ils gâcheraient tout. On s'en doutait un peu au départ. C'est pour ça que le tout premier mot avait mis du temps à venir. Et une fois qu'il est arrivé, on s'est regardé et on a compris pourquoi, pourquoi il avait mis tant de temps à arriver, celui-là, et pourquoi aussi ça serait le dernier. Et depuis on s'est fixé cette règle, on ne se parlera pas. Notre langue entre en carême, elle sera chaste, elle ne poussera pas nos dents, ne se roulera pas, ne se collera pas à nos palais, gardera une forme inaudible, plate, gisante. Elle sera ainsi pour nous deux, mais pas pour les autres; les autres, eux, ne sont pas concernés par notre langue commune, ils n'ont pas à savoir ce que nous en faisons, c'est notre langue secrète et jamais nous ne la partagerons.

Tableau 8

On appelle ça comment? Une acouphène? Ah! Un acouphène. Je crois que je connaissais, mais je ne retrouvais pas le mot. Acouphène alors. Très gênant, un fond sonore, une note qui cache une note, un parasite qui mange les sons, comme un trou noir la lumière. Hein? Et oui, c'est un peu comme ça aussi. Un Maelström qui aspire dans le plein, un volcan inversé qui crache sa lave en dedans, une poche de silence qui obstrue. Héhé! Si tu veux aussi, comme un vagin avec des dents, une gorge béante, quelque chose qui aspire, qui broie, qui déchire, qui détruit, qui arrache. Héhé! Si tu veux aussi. Mais c'est plus un acouphène ça! Ah! Oui, d'une certaine manière, ça fait tout ça à nos sons. Mais tu dois bien avoir une idée de ton acouphène à toi. Hein? C'est qui? c'est quoi? Ne me le dis pas, je crois que je sais. C'était facile en même temps, son nom avait soudain disparu de ta langue.

Tableau 7

Tiens! Une araignée, juste là, sous mes yeux, sur ma moquette. Elle est petite. Peut-être vient-elle juste de sortir du cocon maternel? Elle découvre le monde, ou elle est perdue. Elle paraît seule. Elle hésite, elle ne sait pas quoi faire. A son âge, elle est un peu plus qu'une poussière. Est-ce qu'elle chasse? C'est un peu tôt. Elle doit découvrir le monde, elle en est là. Je pourrais arrêter sa quête, en un geste, juste en posant mon doigt sur elle. Un seul regard la rapproche de sa fin, je l'ai repérée, cela ne me coûterais rien de poser mon doigt sur elle. Juste tendre mon bras, geste répété mille fois dans une journée. Et puis, j'ai peur des araignées, des grosses araignées, pas des toutes petites comme elle. Mais tout de même, elle porte en elle sa taille future, et ma future crainte. Je peux m'éviter une longue traque, car elle grossira, puis elle se cachera, et puis je la verrai, et certainement j'en aurai peur. Elle se déplace difficilement, elle fait des petits bonds, mais ses bonds représentent plus de 10 fois sa taille. Et quand elle sera plus grande, ses bonds seront d'autant plus grands. Je suis certain qu'elle n'arrivera pas à grandir, il n'y a rien ici pour une araignée si petite, aucun avenir. Elle devra partir. Ou périr, par hasard, sous mes pieds, ou sera enfermée dans un petit sac plein de poussières. Et elle périra. Alors, à quoi bon ce geste? Mais elle est là, en ce moment, et sa simple présence m'inquiète, elle me plonge dans mes souvenirs d'araignées, énormes. Et aujourd'hui, je n'en veux pas. Aujourd'hui j'ai vu trop de choses sur le bord de mes regards. Aucun de nous deux ne mérite le geste que je vais faire. Mais je ne veux plus de toi dans ma vie. Adieu.

Tableau 6

Il y avait d'abord, au milieu du plafond, des hirondelles. Il y avait d'abord un grand lit, un vieux lit. Il y avait d'abord, une armoire et une coiffeuse. Et puis peut-être d'autres meubles. Il y avait ensuite des personnes. Il y avait ensuite deux personnes. Et puis, il y avait une personne. Il y avait une personne couchée de tout son long. Une personne aux bras croisés. Il y avait ensuite une personne habillée en noir, au teint pâle. Il y avait ensuite une porte. Une porte qui était fermée. Il y avait une porte fermée, parce que elle cachait une personne couchée de tout son long, les bras croisés, le teint pâle, qu'il ne fallait pas déranger. Il y avait enfin, des personnes qui déambulaient devant cette porte, des personnes à la mine pâle, des personnes qui déambulaient calmement, dans une maison où on courrait pourtant. Il y avait cette porte ouverte, à la poignée un peu haute et une langue de lumière qui vint déposer sur ce teint pâle un dernier regard. Et peut-être depuis le souvenir de ce regard sur tous ces visages éteints.

Tableau 5

Tranversale, oblique, en biais, la tête penchée légèrement sur le côté, l'oreille gauche écoutant l'épaule gauche et la droite le ciel. Prête à tout accueillir, les yeux ouverts, le regard un peu perdu dans la distance. La démarche lente, qui semble n'avoir aucun but précis autre que de mettre un pied devant l'autre, un peu sur le côté, balançant cet ensemble, comme un roseau dans un vent doux. Cette chevelure, surtout cette chevelure. Elle disait autre chose, elle parlait de réveil difficile, qu'elle n'avait pas assez dormi, qu'elle avait dû se dépêcher, que ce matin venait de lui échapper, qu'elle avait quelque chose à faire. Rien sur son visage n'exprimait l'urgence de ses cheveux, c'était une plaine vallonnée sous un ciel lourd, l'annonce d'une tempête ou d'un simple coup de vent. Ses mains encore ailleurs qui frôlaient du bout de leurs doigts sa robe en coton, aux plis stricts, au tissu dense, elles parlaient de sa peau, ses mains, de la peau de l'autre, vers lequel tout ceci, peut-être, s'était embarqué. Elle avait au large un but à atteindre, un lieu imprécis, mouvant, île, précipice, continent, gouffre, elle n'avait pas encore choisi quelle forme il prendrait, pour elle, aujourd'hui. Elle souquait sur ses anches, elles avaient perdu leur ondoiement habituel. Elle se forçait à prendre ce chemin, elle s'imposait d'aller là-bas, parce qu'il le fallait, parce qu'il fallait en finir avec ces matins difficiles qui s'achèvent dès le réveil, qui la trouvaient fatiguée, les yeux brouillés par un mauvais sommeil. ll fallait en finir, et sa bouche semblait dire "en finir".