Nuits de paresse: 09/28/06

9.28.2006

Temps (suite)

Bien évidemment, quand je parlais d’abrutissement, je ne faisais pas montre d’une originalité trop excessive. La littérature ouvrière des siècles passés fourmille d’exemples marquants d’abrutissement dans le travail. Quand après 14 heures passées sur une machine, les petites mains devaient s’en retourner chez elles pour retrouver un semblant de force, qui s’évanouissait quasiment dès leur réveil, l’abrutissement était évident : moral, physique et social. L’abrutissement moderne est plus « sournois ». Après de longues études, le salarié moderne à l’espoir de la réussite chevillée au corps. Progression sociale, confort matériel, liberté individuelle, et j’en passe, définissent ses « valeurs centrales de cohésion ». Tout est fait pour qu’il acquière par le travail les moyens de son accomplissement personnel. C’est dans cette perspective que la nouvelle gestion du temps dans l’entreprise abrutit le salariat. Il reste dépossédé de son travail, mais cette dépossession n’a plus l’évidence formelle du résultat physique de son travail, on ne compte plus les objets matériels mais les services achevés. Cette volatilité du résultat du travail ne peut se résumer dans le temps/production. Il était possible de définir une marchandise par le temps de travail qu’elle renfermait. Rien de tel avec les services, le processus de production qui les définit est immatériel. Et le temps réel passé sur chaque tâche est de fait incalculable. Il est passé à autre chose.

Je ne peux dire voilà mon travail, voilà le temps que j’ai passé dessus, je ne peux évoquer que les procédures définies (fameuses normes ISO), le cheminement du service en constitution, mais je sais que tout le travail que j’injecte dans ces procédures est inutile. Le temps que je passe sur mes tâches, je sais qu’il peut être réduit à peau de chagrin par la machine, j’en ai la preuve sur le long terme, et le temps effectif que je peux mesurer aujourd’hui je sais que dans peu de temps, il sera quasiment inexistant. Pourquoi ne pas m’en libérer tout de suite ? Il suffit d’une requête et un service est rendu presque automatiquement. Pourquoi dois-je passer ce temps inutile sur cette tâche précise, routinière ? C’est dans cette perspective que j’essayais de comprendre en quoi le temps du salarié est du temps perdu. Je tentais de trouver la raison immanente de ce gâchis. J’ai opté pour une raison sociale, mais il doit y en avoir d’autres plus subtiles. Ou pas. Peut-être n’est-ce qu’un mauvais rêve ?