Nuits de paresse: 04/13/07

4.13.2007

Greys Anatomy au cœur de l’idéologie de la classe dirigeante américaine

Grand bouffeur de séries américaines et britanniques, j’ai, par le plus pur des hasards, déniché cette série, un peu connue en France, Greys Anatomy. S’il fallait faire un rapprochement à la Short Cut, je dirais un mélange de Urgences et de Sex and the City, mâtiné de Friends. Le propos est simple, des internes débarquent dans un hôpital de Seattle. Ce sont leurs vies, leurs relations avec les autres habitants de ce complexe hospitalier. Ça dure à chaque fois 52 minutes à peu près et tous les épisodes ont le même rythme, les mêmes événements. On suit quelques personnages d’un peu plus près, le reste sert de décor, et Seattle est totalement invisible. C’est souvent mignon, voire gnangnan, mais symboliquement, c’est d’une violence époustouflante.

Le vrai propos de cette série, c’est l’effort individuel vers la réussite. La réussite est polymorphe, mais les moyens sont toujours les mêmes. Y sont également développés tous les thèmes chers à l’Amérique Bushiste, l’importance du mariage, le respect des différences qui deviennent des différences naturalisées, alors bien sûr, y’a du mélange, un chirurgien noir et une interne asiatique tombent amoureux, mais c’est pour la galerie, les blancs restent ensemble, faut pas déconner non plus. Il y a un couple en péril, mais le mariage est plus fort que tout. Quelques rares moments sont consacrés aux difficultés qu’affrontent le système de santé américain, mais c’est surtout pour faire rebondir un épisode. Aucun critique là-dedans. Et surtout aucune critique esthétique.

Urgences au moins était un peu ouvert, les conditions sociales des malades étaient considérées, des réalisateurs extérieurs venaient prêter main forte et amenaient avec eux leurs univers très particuliers. Là, tout est plat, lisse, répétitif, travelings, close up, plans d’ensemble, tout vient soutenir un discours esthétique et social apaisants. L’héroïne principale est fille de chirurgien, elle est mince, élancée, amoureuse du médecin le plus mignon de l’hôpital, elle est lisse, ses crises sont pathétiques et son jeu d’une molesse remarquable. Car c’est elle qui tient plus de la moitié des épisodes, c’est elle l’âme de la série. Alors elle laisse le reste filtrer, doucement, tout nous remonte au fil des histoires, tout le background remonte, la présentation d’une Amérique qui va bien, où chacun a sa chance, où l’effort individuel est fondamental, où la réussite est une pratique individuelle, et où surtout presque rien n’est règlementé. Bref, c’est une merde qu’il faut voir comme une longue publicité, la philosophie spontanée de la classe dirigeante américaine.

La distance dans la distance dans la distance

Ça fait pas mal de temps que ça me titille, il fallait que je mûrisse tout ça, dans mon coin, tranquillement, qu’en quelque sorte j’achève un petit cycle commencé il y a plus de trois mois. En janvier, je m’inscrivais sur Meetic pour voir, et puis pour rencontrer, et puis pour passer le temps. J’ai également fait quelques tours sur d’autres sites du même genre, Parship, Match et sur un site approchant, Myspace. Ce sont tous des sites de rencontre par affinités, avec un vocabulaire spécifique, des « fins dernières » à peu près semblables. Sauf que…

Meetic, c’est un catalogue. Ou mieux, une théorie de fiches, comme on dit une théorie de fourmis, une suite continue de présentations de soi égalisées. Quand on s’inscrit sur ce site, il faut remplir des fiches anthropométriques, dire ce qui l’on cherche, comment on se perçoit, ses goûts, etc. Proposer des affinités en d’autres mots. Des moteurs de recherche sont mis à la disposition des clients (mot banni du site d’ailleurs) afin de « trouver » une « âme sœur ». Le vocabulaire est explicite, des exemples viennent le confirmer, et dès lors que l’on s’y inscrit, que l’on en parle autour de soi, on le sait, « ça marche ». Mais qu’est-ce qui « marche » ?

On se reconnaît. Mais pas au sens sartrien du terme, on se reconnaît comme dans un miroir, on cherche une vision de soi fantasmée, un regard sur soi, pas un regard de l’autre. Seul devant sa machine à compulser les fiches, on construit un imaginaire de l’autre, qui est l’expression de l’outil lui-même, pas l’expression d’un imaginaire personnel. Et cet imaginaire réifié, c’est-à-dire pétrifié par l’outil, quand la rencontre se fait te revient dans la gueule sous la forme d’un réel halluciné. La part de mystère de l’autre n’existe pas. Il n’y a que du désir de soi là-dedans, mais un désir mort, un désir inerte. On est devant ces milliers de fiches comme dans le désert des tartares, dans l’attente de quelque chose qui doit se passer mais qui n’arrive jamais.

L’autre est enfermé dans l’outil, le dialogue qui s’instaure se fait entre deux présentations de soi réifiées, l’investissement personnel se fait sur un miroir, et les mots échangés ne sont pas aboutis, ils sont inhibés. Si une rencontre se fait hors de l’outil par la suite, elle est réellement impossible. Une distance a été construite tout au long de cet échange-faux, rien n’a encore parlé en nous, nous ne sommes que des mots floqués sur un monolithe. Si la rencontre « réelle » a lieu, elle est de fait impossible, une distance a été construite tout au long de cet échange-faux et tout ce qui peut advenir ensuite n’est possible que dans cette distance. On construit de la distance dans la distance jusqu’à la séparation finale, inévitable.

Meetic est une forme de pornographie sociale, une des nombreuses inventions abjectes du capitalisme où le « faux est un moment du vrai », où la distance a remplacé la relation, où la seule géographie du désir est le catalogue, pas de dérive possible, il n’y a que de la compulsion. Myspace a tenté la même chose avec l’amitié. Mais pour l’instant, heureusement, ça ne « marche » pas. Pour combien de temps encore ?