Nuits de paresse: 10/15/06

10.15.2006

Hoquets

C’est quoi une rupture ? Il y a longtemps de cela, je m’étais demandé s’il existait un terme qui nommait la ligne formée par le flux et le reflux de la mer sur la plage. C’est une ligne continue mais toujours mouvante, qui disparaît à peine esquissée. C’est une chose fragile mais que tout le monde connaît. Qui n’a pas laissé une fois ses pieds s’enfoncer dans le sable en deçà de cette arête ? Qui n’a pas expérimenté la caresse de l’eau sur ses talons et la sensation du sable qui s’effrite sous la voûte plantaire ? Cette délicate continuité me fascine encore aujourd’hui, mais elle a pris des formes qui la rendent presque méconnaissable.

C’est la matrice de toutes mes questions sur les processus d’aliénation, sur la perception du temps, sur les relations humaines… Ce fil fragile, ce plaisir sensuel, ce mouvement constant, tout cela je le retrouve dans les répétitions morbides : devant une machine à sous, devant un ordinateur, dans la contemplation de mon travail, dans l’observation de la foule. La passivité qu’induit cette répétition, je la combats à grands coups de ruptures : d’abord par des dénis, ensuite par des actions enfin par des constructions intellectuelles. Il n’est pas possible de sortir spontanément d’un état contemplatif, il faut construire des occasions de sorties, et pour les construire, il faut « réorienter » ses névroses. Ce sont mes échecs qui m’ont donné ce petit coup de pouce nécessaire.

Nous fantasmons tous notre vie. On s’imagine qui nous sommes constamment, nous inventons tout, tout le temps. Puis la réalité nous rappelle à l’ordre des choses, nous revient dans la gueule avec violence. Ce sont des moments-clés qu’il ne faut pas louper, des rendez-vous avec la vie qui permettent de se redéfinir. Des ruptures dans une continuité imaginaire, des occasions de devenir. Je tente de toutes mes forces de profiter de ces instants pour constituer un être-dans-le-monde authentique, de ne pas me mentir sur qui je suis et ce qui est alentour. C’est un exercice extraordinaire mais qui parfois est douloureux. Il ne faut pas passer à côté. Léo Ferré a eu cette formule magnifique à mon sens : « Entends la mer qui te remonte dans la gueule ». La réalité se vomit, il faut s’y préparer par des hoquets.