Nuits de paresse: 02/20/07

2.20.2007

Des moments en creux

Deux chats se parlaient ainsi :
Cher Toaw, cela faisait bien longtemps que nous ne nous étions point vus. Qu’avez-vous fait de ces milliers de moments qui nous ont séparés ?
Bien cher Toaw, je n’ai point vu ce temps que vous évoquez passer. J’en ai fait des milliers de choses que je n’aurai pas le courage de vous décrire. J’ai presque parcouru la totalité des espaces connus, fait des rencontres, divagué sur une myriade de points différents avec différents membres de notre immense communauté. J’ai bien utilisé tout ce temps, n’ayez crainte.
Loin de moi l’idée d’un crainte quant à cet usage. Je vous sais fort intelligent, et je sais également que vous n’êtes point de ceux qui gâchent. Mais j’avais cru qu’il vous fallait parfois lever la patte quelques instants, une poignée tout au plus. Avez-vous eu de ces moments-là ?
Pas le moindre, hélas ! Tout occupé que j’étais à rattraper le temps perdu.
Mais duquel parlez-vous cher Toaw ?
Mais de ceux passés avec vous.

Nous avons tous une manière très personnelle d’aborder le temps que l’on passe. Pas celui qui passe, celui qui file, mais celui qui n’est qu’à nous. Ce temps que l’on peut observer, comme une rivière qui coule, sur le bord, avec tous les événements qui surnagent. C’est ce temps-là, le temps que l’on peut voir, dans lequel nous sommes libres de passer la main, mettre un pied ou plonger dedans. Celui qui prend la forme de notre corps. C’est ce temps-là que nous abordons tous d’une manière différente.

J’ai honte d’entendre de telle ignominies ! Vous ne pouvez dire tout ceci sans rougir de honte ! Tous les moments que nous avons vécus ensemble se limiteraient pour vous à des temps perdus.
Je le crains fort quand j’ai enfin compris tout ce que je pouvais faire de mon temps. Toutes nos cabrioles et galipettes étaient fort sympathiques, je dois l’avouer, mais au regard du reste extrêmement ennuyeuses.
Vous m’avez blessé. Votre cruauté envers moi est sans limite. Qui vous a appris à me haïr de la sorte ?
Je dois une nouvelle fois vous faire un aveux. C’est vous.

Jusqu’à un âge avancé, ce temps-là je le regardais couler, sans le toucher, je le voyais charrier ses heures, dans mon coin, je me laissais hypnotiser par lui. En fait, je n’avais aucune envie de le changer, d’en enlever ni une goutte, je voulais presque qu’il soit ainsi, intouchable. Je ritualisais ces moments à outrance, j’organisais des milliers de techniques d’évitement, avec le secret espoir qu’il passera plus vite, jusqu’à ce qu’il m’amène quelque chose de plus grand, de plus beau, de meilleur. Je l’évacuais un peu, c’est vrai, mais sans jamais en changer la course, la direction ou la vitesse. Il était là, il était à moi, c’était mon temps, mais il restait lui-même.

Je ne peux le croire. Et pourtant, vous l’avez dit. Mais j’y pense, si vous avez compris ceci des temps passés ensemble, c’est qu’ils n’ont pas été aussi inutiles que vous le disiez tantôt ?
Certes non, ils devaient être des moments nécessaires, de ces passages obligés. J’ai peut-être été un peu trop dur avec vous. Vous m’étiez cher, il fut un temps, et c’est dans cet esprit de souvenir attendri que je vous accorde ce bémol.
Un bémol. Vous me blessez dans mon âme. Jamais plus je me tournerai vers vous, jamais plus je ne vous adresserai le moindre miaow, vous ne pourrez plus jamais compter sur moi. La blessure que vous venez de me causer sera toujours ouverte et suppurante. Je crois que je vous hais.

A force d’en ressentir la force, toute la vitalité qu’il avait en lui, j’ai décidé d’y tremper la main. Parce que c’était peut-être le moment. Parce que j’avais besoin de son contact, dans ma solitude, il n’était plus celui qui m’amènerait quelque chose, il était ce qui s’amenait, il était la chose que j’attendais depuis si longtemps. Ce temps nu était à moi, non plus une partie extérieure de moi, mais une façon de moi, une forme de moi que je devais me réapproprier. C’était là. Il me suffisait d’un geste.

Ne soyez pas ainsi cher Toaw. Débarrassez-vous de cette haine, elle ne vous est d’aucune utilité dans les temps qui viennent. C’est un cadeau que vous fait là.
Un cadeau ! Vous ajoutez de la souffrance à ma souffrance.
Non, n’y voyez rien de méchant, de malin. C’est un cadeau, je vous donne ce que vous auriez fini par découvrir avec le temps, mais auriez du en passer par les milliers de moments qui font une quête, vous auriez usé vos griffes et vos crocs sur des problèmes absurdes. Je vous livre mon graal avec simplicité. Oubliez tout ce que nous avons fait ensemble et partez à la découverte d’un temps qui n’est qu’à vous et oubliez moi, c’est presque une supplique, oubliez tout ce que nous avons appris ensemble.
Hypocrite Toaw ! Vous avez fait votre quête et pensez qu’elle sera aussi la mienne. Je n’en ai cure. Je ferai la mienne quand mon temps viendra, mais n’ayez crainte, je saurai vous oublier.

Et puis une fois goûté, le temps devient une drogue, un bienfait qui envahit, qui submerge tout, qui écrase tout ce qui pouvait être à coté. On s’en éclabousse, on l’avale, on le respire. Il est partout autour de soi, il devient tout le reste et soi, un immense bain