Nuits de paresse: 10/07/06

10.07.2006

Noria

La fin s’approche. Dans peu de temps, j’affronterai la machine inerte qu’est l’ANPE. Je vis les jours qui viennent comme un répit pendant lequel je peux à ma guise observer et agir sans craintes. Ma démission est devenue un laissez-passer pour toutes les sphères de l’entreprise dans laquelle je travaille. La noria des jours qui passent ne meut plus aucune machine. Je suis en quelques sortes au repos. Pourtant, comme à chaque fois dans ces moments-là (je n’en suis pas à mon coup d’essai), j’ai un regain d’énergie insoupçonnable ne serait-ce que quelques jours auparavant. Cette énergie me porte à des choses que je n’osais faire. Ce vide au-devant de moi devient ce que je cherche depuis longtemps, ce premier moteur non mû. Mais il n’a rien d’autonome, c’est un construit, un horizon, un vide qui aspire, la sensation de vertige qui déséquilibre tout un Univers. Un vide qui s’impose, dont je devine le bord, mais qui ne m’intéresse pas. Je suis face à lui décomplexé, détendu, ouvert. Je sais être au rebord d’un monde, mais je veux signer d’un dernier geste le monde que je quitte.

La chose qui m’a le plus marqué pendant ces années dans cette entreprise, c’est la puissance destructrice de l’inertie. Le lent flot des journées de travail brise plus durablement que n’importe quelle action ouvertement destructrice. Il suffit de laisser les volontés des salariés s’écraser contre le silence revendiqué de l’administration. Nul ne peut voir au-delà de cette puissance, elle est un mur qui masque ce vide créateur dont je parlais. Hiérarchies, procédures, routines, primauté de l’outil, tout ceci détruit peu à peu la volonté des salariés ; les écrase, mais en même temps, cela détruit également la volonté des membres de cette hiérarchie qui deviennent eux-mêmes des êtres sans volonté propre, qui ne veulent plus qu’à travers ça. D’où mon état d’euphorie, relative, actuel.

Ceci étant dit, il me semble que la grande question de l’entreprise telle que j’ai eu l’occasion de la voir - peut-être n’est-elle pas comme ça en fin de compte – c’est celle du vide. Toujours, il faut être dans le plein, il faut que tout soit marqué quelque part, que tout ait une référence dans un autre lieu que celui où on agit. Pourquoi créer des procédures quand tous les gestes se font par habitude ? J’ai vu comment se créait une procédure. Elle vient sur quelque chose d’existant mais qui a évolué, laissant un vide, une possibilité de faire autrement. Dans ces moments-là chacun a une idée de comment faire, mais cela n’est pas « viable » en entreprise, il faut tous agir d’une même manière sinon le salarié individualise sa manière d’agir, de l’unique apparaît, donc le danger de devenir « irremplaçable ». Je crois que c’est dans une usine Renault que des managers ont eu l’idée de laisser les salariés inventer de nouvelles manières de faire un geste, et si elle s’avère plus efficace, elle est déposée et devient la nouvelle manière de faire ce geste. Et le salarié reçoit un bonus.

Un roman de Jack London est éclairant à ce sujet. « Star Rogue » est l’histoire d’un prisonnier qui subit la torture de l’enserrement pour briser en lui toute volonté de mal agir. Une fois enserré, le prisonnier défaille et sombre dans un long rêve dans lequel il vit des vies anciennes qui ont existé. Cet enserrement, cet enlèvement de tout espace, je l’ai vu fonctionner en entreprise et ceux qui y sont pris se déréalisent doucement, sombrent dans une autre vie qui n’est pas eux. Ils agissent de manière éhontée. Ils brisent ce « gentleman agreement » nécessaire pour vivre ensemble en bonne intelligence. Ils deviennent schizophrènes. Donc paranoïaques, puisque tout de même beaucoup continuent d’agir « normalement » autour d’eux, donc ne reconnaissent pas en lui celui qu’il est devenu. Je lis actuelle « La fausse conscience » du Dr Gabel, je pense pouvoir tirer de cette lecture des outils pratiques pour comprendre ce que j’ai cru entrevoir.