Nuits de paresse: 11/16/07

11.16.2007

Libé, 16 novembre

Lorsqu’une grève survient, apparaît un personnage bien étrange : le gréviste. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à un autre personnage : le fumeur. Qui lui-même n’est pas trop éloigné du malade, du jeune… du fou. Un individu, complexe, avec son histoire, un nom, des goûts, une apparence physique qui est rarement la même d’un jour à l’autre, etc. est transformé en une chose qui le dépasse, mais qui dépasse également le locuteur qui le nomme ainsi (le non-fumeur, le psychiatre, le vieux, le médecin…). Il est soudain investi par quelque chose, sa substance même s’en retrouve modifiée. Ce personnage-là est désigné, montré comme. Il est transfiguré/défiguré. Un double processus de transsubstantiation (il était auparavant salarié/travailleur/une fonction quelconque) et d’essentialisation. Et s’il devient tel pour moi, je suis transformé en son pendant aussi imaginaire : l’usager.

Libé a ouvert sa nouvelle (et fort sympathique) rubrique, « Le contrejournal », à quelques lecteurs/bloggeurs intrigués par ce personnage de l’usager. Son destin est celui du gréviste. L’un ne va pas sans l’autre. Une parcelle de l’usager pourtant existe par ailleurs, c’est celui qui fait un usage de… Nous sommes tous, par quelque chemin que ce soit, des usagers, mais ce terme est rarement employé, nous serons dits citoyens, contribuables, consommateurs., etc. car ce terme d’usager a ce petit quelque chose que la novlangue n’aime pas : il est trop vrai. Consommateur lui est préféré car il a perdu à force d’usage (justement) son caractère pourtant évidemment destructeur : consomption. Je ne suis un usager des transports publics que les jours de grèves, sinon, je suis client, ou bien je consomme un service. Chaque fois, je suis perdant. J’ai beau affirmer cette évidence que je ne suis pas un consommateur comme les autres, je finis systématiquement chapeauté de ce diminutif. Mon ADN mute (mutatis mutandis).

Alors les jours de grève, que m’arrive-t-il ? Je deviens l’autre face du gréviste et ensemble nous devenons quelque chose que nous avons oublié inconsciemment, quelque chose de scotomisé (comme on disait) : les membres d’une même classe en lutte. Qui a l’usage des services publics n’a pas d’autres moyens. Et nous n’osons nous dire : « je suis moi aussi en lutte pour me rapproprier les moyens de production, camarade. », nous sommes ensemble dans les mêmes lieux, à parler des mêmes choses, à ne vivre à peu près correctement que parce que tout ce qu’il y a autour de nous, nous l’avons bâti ensemble, pour nous. Alors le gros con qui passe à la télé parce que ça le fait chier de louper une journée de travail ou de poser une RTT, il est comme moi, un prolétaire en lutte qui a oublié.

Usagers et grévistes de tous les pays, unissez-vous ! Bon, ça claque moins, il n’en reste pas moins qu’un usager est un gréviste en puissance.