Nuits de paresse: Un pari

9.06.2007

Un pari

- Non ! Ne me fais pas ça, pas maintenant !
- Ecoute ! J’ai bien réfléchi, et… On ne peut pas continuer comme ça.
- Tu ne peux pas me faire ça. Qu’est-ce que tu me reproches ?
- Rien de particulier, mais presque tout en général.
- Je ne comprends pas !!
- C’est fini, c’est tout.
- Pas maintenant ! Pas maintenant.


Un bar. Sur une banquette deux hommes assis, dont le suppliant du court dialogue précédent. Il prend la parole.

- Quelle merde !
- C’est la vie !
- Bon. Garçon ! Une bouteille de champagne !
- Héhé !
- Quoi héhé ! J’y étais presque putain !
- Péché d’orgueil. Deux mois, c’est absurde. J’aurai pris les paris à un mois.
- C’est ce qui me différencie de toi, mon cher ami, ce goût du risque. Un pari doit être risqué, sinon, à quoi bon.
- Risquer de perdre, pourquoi pas ? C’est donner un peu plus de chances aux autres de gagner.
- Je te parie, qu’il me servira en premier.
- Tenu ! 20 euros.
- Non 10, c’est moi qui ai commandé, donc il y a plus de chances que ce soit toi qui soit servi en premier.
- D’ac.

Le serveur posa le seau à Champagne en face des deux amis, il en sortit une bouteille dont il exhiba l’étiquette, puis il l’ouvrit. Petit bruit habituel. Il remit la bouteille dans le seau et alla chercher deux coupettes. Ils les posa entre les deux amis et les remplit. Il remit la bouteille dans le seau et repartit.

- J’ai gagné, il a servi la coupette la plus proche de moi en premier.
- Pas d’accord, y’a égalité parfaite, le pari est annulé.

Une voix venant de leur droite.
- Tout à fait d’accord avec vous et ce d’autant plus que c’est vous qui avez lancé le pari.
Le deux amis se tournérent vers cette voix. Un homme d’une soixantaine d’années leur souriait.


- Un pari est gagné ou perdu de manière claire. Sinon il est annulé. Sauf si l’un des joueurs a quelque atout en main qui serait susceptible de forcer celle de l’autre. Dans votre cas, ce serait bien dommage.
- Tu vois ! Pari annulé donc.
- Monsieur fait autorité ?
- Oh ! Disons que je suis moi-même un peu joueur. J’ai entendu le début de votre conversation et j’ai retrouvé quelque chose de ma jeunesse dans ce pari. Bien des choses me sont revenues. J’ai déjà perdu un tel pari, mais heureusement, j’en ai gagné d’autres.
- Justement, nous cherchions des idées pour notre prochain gros pari. Peut-être pourrez-vous nous inspirer ?
- Mieux que cela, j’ai un pari tout trouvé pour deux jeunes gens de votre âge. Puis-je ?
- Bien sûr ! Prenez cette chaise. Une coupette ?
- Je ne voudrais pas abuser.
- Mais non, mais non.

L’homme s’installa. Et raconta son pari.

- Merci. J’avais à peu près votre âge. Un bon ami à moi était un gros joueur, presque un professionnel. Il en vivait, presque, et sa réputation était excellente dans les cercles de jeu. Un jour de désoeuvrement, il me fit part d’un pari très amusant.


- L’idée générale est la suivante, commença-t-il, sommes-nous condamnés à être ce qui nous sommes depuis notre naissance ? N’est-il pas possible de changer, d’être un autre, bref de changer d’identité.
- Tu veux dire se grimer, passer pour un autre…
- Non, être un autre. Ceci est ma carte d’identité, elle est moi et je suis elle, tous les détails de qui je suis y sont inscrits. En la lisant, c’est moi qui est lu. Bien sûr cela ne dit rien de qui je suis vraiment, on va dire, mais pour tous ceux qui ne me connaissent pas, ceci est moi.
- Je crois voir l’idée.
- Bien ! Est-ce que tu penses qu’il est possible de faire autrement ? D’être autre chose que cela pour tous ceux qui ne te connaissent pas ?
- Tu veux dire pour l’administration par exemple ?
- Tout à fait.
- Ça dépend, il me semble.
- Par exemple, peux-tu te marier sous une autre identité, passer devant un notaire en étant autre chose que ce qui est marqué là, ou fournir quelque papier administratif qui te soit attaché mais sans que cela n’apparaisse ?
- Oui, si tu changes d’identité !
- C’est là le truc, sans changer d’identité, arriver à ça.
- Un genre de bluff.
- Somme toute.
- Cela me paraît impossible.
- Et bien voilà notre prochain pari. Fournir un papier officiel signé de notre main mais sans qu’un seul élément de nos cartes d’identité ne soit inscrit.
- Héhé ! Ça me plaît bien ça. Quels sont les enjeux ?
- 50 000 francs ?
- Tope là !


- Pari intéressant. Et alors ?
- Nous ne savions pas que cela était un délit. Et tous les deux nous l’apprîmes à nos dépends. Mais l’aventure était amusante. Comme il y avait égalité, le pari a été annulé. Pourtant, je suis certain qu’il est possible d’aller au bout de ce pari.
- Peut-être… Qu’en penses-tu ?
- Quand on voit tous les papiers qui sont demandés pour justifier de son identité, cela semble être encore plus difficile qu’avant.
- Justement non ! Il suffit d’un papier un peu différent pour faire flipper toute la machine administrative. Juste un, en remontant depuis une petite modification jusqu’au papier final. Je pense que ça doit être possible. Et même plus facile qu’avant ! Est-ce que tu te sens de te lancer dans l’aventure ?
- Bon… Mais pour le plaisir de l’exercice alors !
- Ça roule, pari tenu.
- Bien, je suis content de vous avoir inspiré. Serait-ce abuser que de vous demander une troisième coupette ?
- Absolument pas, vous avez été d’excellent conseil.
- Merci.


Une fois la coupette servie, le barman s’approcha de la table et posa sur la table, en maugréant, un billet de 100 euros que l’excellent conseiller s’empressa de ranger dans une de ses poches. Il salua ensuite les deux amis et sortit du bar, laissant sur la table la dernière coupette pleine. Intrigués, les deux amis allèrent voir le barman pour connaître le fin mot de l’histoire. Ils apprirent ainsi qu’il venait de perdre le pari suivant : se faire inviter à boire du champagne avec eux jusqu’à la troisième coupette.

- Sacré personnage !
- Vi. Mais je pense à un truc. Est-ce que cela remet en cause notre pari ?
- Pourquoi donc ?
- C’était peut-être un crac ?
- Mmmm.

Le barman leur demanda si le pari qu’il avait évoqué consistait à changer d’identité. Ils opinèrent de conserve. Le barman leur fit alors un large sourire.

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