Nuits de paresse: Individualisme

9.10.2006

Individualisme

En novembre 1914, lors d’une conférence à l’Ecole des Pairs, le Science Po japonais, Sôseki exposait ce qu’il entendait par individualisme. Ne pouvant aborder de front un sujet aussi sensible dans le Japon de l’époque, il multipliait les digressions, les apartés, et les bons mots. Et quand il s’est agi de rentrer dans le vif du sujet, il évoque un point crucial que l’on a tendance à oublier : l’individualisme est une question de moyens. Lui-même ne pouvait affirmer son individualisme que parce qu’il était un intellectuel mondialement reconnu. Parce qu’il avait acquis les moyens de son indépendance, parce qu’il avait un certain pouvoir. La grande question politique du Japon de l’époque était celle de la puissance de l’Etat. Grâce à sa victoire contre la Russie, le Japon était devenu une puissance régionale qui pouvait rivaliser avec les grands Empires occidentaux. Mais le modèle occidental jusqu’alors imposé par l’Etat ne convenait plus à la classe dirigeante japonaise ; une fois dépassé par l’élève, le maître devenait moins respectable.

C’est donc la constitution d’une voie japonaise de développement qui se jouait. Sôseki voyait, avec inquiétude, la classe dirigeante prendre un pli militariste. C’était pour lui un dilemme moral : il vaut mieux en temps de paix développer la morale individuelle qu’une soit disante morale d’Etat. De fait, il aborde la question de la réussite individuelle, acquisition de l’indépendance de l’individu par le pouvoir et l’argent, sans une seule fois s’intéresser aux conséquences sociales de l’apparition d’une bourgeoisie nationale indépendante. La question de l’Etat n’est qu’une question morale. Celle de l’individualisme une question de pouvoir. Nous retrouvons cette même rupture pendant la République de Weimar. La constitution d’un nouveau corpus idéologique se fait contre l’Etat ante, laissant cette coquille vide prête à servir un groupe constitué d’aventuriers.

Depuis la grande rupture libérale des années 80, nous sommes entrés dans une configuration équivalente à celles évoquées. La classe dirigeante est en train de créer un nouveau corpus idéologique dont la fonction est de détruire ce que l’on appelait l’Etat providence. L’Etat doit seulement assurer la paix sociale et garantir la liberté des grandes entreprises. Comme les citoyens de la Grèce antique les nouveaux citoyens ne seront plus qu’une poignée, face à une multitude de serviteurs et d’allogènes sans droits. La maîtrise de l’appareil d’Etat est l’affaire de quelques individus, en d’autres mots, l’Etat est à prendre. La démocratie risque de connaître quelques temps difficiles. Une nouvelle raison de rester vigilants.

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