Nuits de paresse: 09/10/06

9.10.2006

Complot

Je viens de m’en rendre compte. A force de disserter sur les classes dirigeantes et l’Empire, il est possible en me lisant, que germe l’idée dans l’esprit du lecteur qu’il existe un genre de complot d’un petit groupe d’obscurs multimilliardaires qui aurait comme but de faire main basse sur les richesses de la planète. Groupe organisé et cohérent qui a un projet unique. Evidemment, rien de tel n’existe. C’est une vision hollywoodienne du monde. Ce que mon professeur de Sciences Politiques appelait le syndrome E.T., la fameuse poupée de Frank Oz. Cela équivaut à chercher hors champ les mécanismes qui régulent ce champ. En prenant parfois l’entreprise comme exemple, j’essaie de comprendre certains mécanismes transversaux par analogie. Ce qui se joue dans un service c’est peu ou prou ce qui se joue dans un parti politique. Les capitaux sont rares et les acteurs pléthoriques. Les rapports pourtant sont équivalents.

Cette théorie du complot fait hélas de nombreux dégâts. Il est plus facile de penser une entité pétrifiée qu’un groupe en mouvement, de disserter sur des objets morts que sur du vivant. Réifier « les chômeurs », c’est plus simple que de comprendre la fonction de « l’armée de réserve ». On comprend mieux pourquoi Sarkozy oblige les immigrés sans papiers à ne rien réclamer quand on sait que cette main d’œuvre permet aux grands groupes du BTP de réduire leurs masses salariales. Il n’y a pas de complot là-dedans, mais des mécanismes que l’on peut observer, comprendre et au final dénoncer. En fait j’essaie à présent d’appliquer ce que j’avais lu et réorganisé pour faire mon mémoire sur l’aliénation.

Car il s’agit de cela, d’aliénation. En ne cherchant pas à comprendre ce qui nous arrive, nous acceptons qu’une partie de notre vie soit aliénée, nous soit étrangère. Certaines paranoïas ou conduites schizoïdes que j’observe au quotidien à mon bureau sont le fait du travail tel qu’il est organisé. Ce sont des petits flashes, mais ils expriment l’étrangeté du salarié. Comment peut-on supporter d’endosser tous les jours un habit qui n’est pas le sien et ce pendant plus de sept heures par jour ? Pas de complots, mais des mécanismes.

Individualisme

En novembre 1914, lors d’une conférence à l’Ecole des Pairs, le Science Po japonais, Sôseki exposait ce qu’il entendait par individualisme. Ne pouvant aborder de front un sujet aussi sensible dans le Japon de l’époque, il multipliait les digressions, les apartés, et les bons mots. Et quand il s’est agi de rentrer dans le vif du sujet, il évoque un point crucial que l’on a tendance à oublier : l’individualisme est une question de moyens. Lui-même ne pouvait affirmer son individualisme que parce qu’il était un intellectuel mondialement reconnu. Parce qu’il avait acquis les moyens de son indépendance, parce qu’il avait un certain pouvoir. La grande question politique du Japon de l’époque était celle de la puissance de l’Etat. Grâce à sa victoire contre la Russie, le Japon était devenu une puissance régionale qui pouvait rivaliser avec les grands Empires occidentaux. Mais le modèle occidental jusqu’alors imposé par l’Etat ne convenait plus à la classe dirigeante japonaise ; une fois dépassé par l’élève, le maître devenait moins respectable.

C’est donc la constitution d’une voie japonaise de développement qui se jouait. Sôseki voyait, avec inquiétude, la classe dirigeante prendre un pli militariste. C’était pour lui un dilemme moral : il vaut mieux en temps de paix développer la morale individuelle qu’une soit disante morale d’Etat. De fait, il aborde la question de la réussite individuelle, acquisition de l’indépendance de l’individu par le pouvoir et l’argent, sans une seule fois s’intéresser aux conséquences sociales de l’apparition d’une bourgeoisie nationale indépendante. La question de l’Etat n’est qu’une question morale. Celle de l’individualisme une question de pouvoir. Nous retrouvons cette même rupture pendant la République de Weimar. La constitution d’un nouveau corpus idéologique se fait contre l’Etat ante, laissant cette coquille vide prête à servir un groupe constitué d’aventuriers.

Depuis la grande rupture libérale des années 80, nous sommes entrés dans une configuration équivalente à celles évoquées. La classe dirigeante est en train de créer un nouveau corpus idéologique dont la fonction est de détruire ce que l’on appelait l’Etat providence. L’Etat doit seulement assurer la paix sociale et garantir la liberté des grandes entreprises. Comme les citoyens de la Grèce antique les nouveaux citoyens ne seront plus qu’une poignée, face à une multitude de serviteurs et d’allogènes sans droits. La maîtrise de l’appareil d’Etat est l’affaire de quelques individus, en d’autres mots, l’Etat est à prendre. La démocratie risque de connaître quelques temps difficiles. Une nouvelle raison de rester vigilants.